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4 août 2005 4 04 /08 /août /2005 00:00

Note de lecture

 «l’ère posthégémonique*» ?

Professeur Khalifa Chater

 «Nous sommes sorties de l’ère hégémonique américaine (1945 -1990) et sommes maintenant propulsés dans une ère posthégémonique » (p. 39).

Vu l’état du monde, les rapports de forces, la carte géopolitique actuelle, l’énoncé d’ Immanuel Wallerstein apparaît comme une parole prophétique qui transgresse la réalité. A défaut d’arguments, l’avènement d’un monde réellement pluraliste, marqué par la fin de l’hyperpuissance américaine, apparaît comme Deux ex machina, c’est-à-dire le dénouement plus heureux que vraisemblable qui conclue une pièce de théâtre. Quelques années plutôt, Emmanuel Todd, a cru prédire, avec un empressement enthousiaste, le déclin des Etats-Unis d’Amérique[1]. Or, la réalité est bien têtue. Annoncer la fin d’un fait d’évidence, le rôle dominant et hégémonique de l’acteur américain, sur la scène internationale est une gageur bien difficile. Sur quel argumentaire peut-on prendre le risque de formuler ?

Postulat préliminaire d’Immanuel Wallerstein, l’ère d’hégémonie américaine (1945 - 1989). Tout en faisant valoir la «grande dichotomie idéologique du XXe siècle» et en affirmant que les deux idéologies, appelées curieusement le wilsonisme et le léninisme  ont, toutes les deux, cherché à s’assurer « l’intégration politique de la périphérie du système-monde» (p. 13), l’auteur définit l’Union soviétique, durant la guerre froide, comme « un sous-ensemble de la puissance impériale des Etats-Unis » (p.44). Pouvait aussi aisément occulter les différentes dimensions et les graves conséquences de la lutte bipolaire, qui a marqué le système-monde et marqué de ses empreintes la plupart des conflits internationaux ou régionaux, en dépit d’un partage, par résignation, des espaces, admettant les faits accomplis. La chute de l’empire soviétique, en 1989, une défaite concluant un duel acharné, ne peut faire oublier à l’historien, l’état bipolaire du monde et les manifestations de puissance de l’URSS.

Immanuel Wallerstein cite, parmi les symptômes de déclin hégémonique :

-        une puissance économique accrue des alliés,

-        l’instabilité de la monnaie et le déclin de l’autorité sur les marchés financiers,

-        le déclin de la polarisation politique mondiale, « force organisationnelle (et stabilisatrice) et de la tension qui en découlait »

-        un déclin dans la disponibilité générale de la population à investir sa vie dans le maintien de la puissance hégémonique (p. 73).

En d’autres termes, l’analyste reprend, en le revisitant les facteurs de la puissance hégémonique du XIXe –XXe siècles : le contrôle des capitaux, des matières premières et des marchés, qui fonde la puissance industrielle et la vocation impériale qu’elle inscrit parmi les priorités de son développement. Peut-on d’ailleurs reprocher à l’historien braudélien[2] de ne pas inscrire ses schémas de pensées dans la théorie de Braudel et du concept de l’économie-monde, durant les différentes ères historiques ? Or, les temps nouveaux sont marqués par le saut de la rupture et non de la continuité. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, nous avons besoin d’un nouveau paradigme[3]. La prise en considération des facteurs sociaux économiques doit être mise en relation avec la «la production informationnelle», privilégiant les ressources immatérielles, ce qui implique les avancées dans le domaine du savoir et de l’innovation et/ou découvertes. Les éléments constitutifs de l’économie « immatérielle» sont, bel et bien, l’expression actuelle de la nouvelle puissance, à l’heure de la mondialisation. Or l’avancée des Etats-Unis, dans ce domaine, est incontestable. Elle assure la maîtrise de l’information et de la communication, la domination de l’espace et une supériorité manifeste dans l’économie-monde, par sa gestion des flux globaux financiers et commerciaux, confortée par la supériorité technologique évidente. L’observateur avisé ne peut perdre de vue ses éléments de puissances, qui nous renvoient au « modèle analytique de l’hégémonie des Etats-Unis », mis au point par l’analyste autrichien Egon Matzner :

 «L’hégémonie des Etats-Unis est basée sur la suprématie dans trois domaines clés, qui sont liés entre eux. En premier lieu, on doit mentionner le noyau militaire/technologique, dont le fondement est deuxièmement, le noyau militaire/industriel. Le troisième domaine d’influence est de nature idéologique/médiatique[4] ».

Inscrivant ses attentes dans le « processus cyclique normal », Immanuel Wallerstein annonce «une nouvelle phase A de Kondratiev, basée sur des nouveaux produits de pointe protégées par le monopole, concentrés dans de nouvelles localisations» (p. 74). Or, rien ne permet de conforter ces prévisions, qui situent les visions d’avenir, dans les schémas de pensée superficiellement remis à jour, d’une histoire cyclique sinon répétitive. L’histoire certes continue, n’en déplaise à l’idéologue Fukuyama l’idéologue. Nous partageons, dans ce domaine, la conviction d’Immanuel Wallerstein, titre de son ouvrage. Mais  pas «l’histoire qui roule sur rails, selon un plan infaillible et grâce à un aiguilleur infaillible[5]», qui annonce la victoire du prolétariat ou l’itinéraire des libertés, d’après les théories respectives marxistes ou libérales. L’ère post-guerre froide a mis en valeur la discontinuité historique et établi l’incapacité à prévoir les mutations, dans un monde à la recherche de sens et des normes.

Ainsi redéfinie, la problématique ne peut qu’inciter à un examen prudent des puissances substitutives annoncées par l’auteur : Le Japon (future puissance maritime et aérienne) et l’Union Européenne (puissance terrestre). Fait surprenant, la Chine ne figure guère dans l’horizon. Remarquons, d’autre part, que l’auteur se risque même à évoquer une «guerre (mondiale) de trente ans» entre le Japon et les Etats-Unis, se terminant par «le triomphe probable du Japon» (p. 74). Nous laissons à notre historien-géopolitologue la liberté d’assumer cette conclusion que nous ne partageons pas et que nous considérons dans plutôt comme une « hypothèse» de travail, élaborée sur « les grandes lignes du modèle « traditionnel » (ou « normal » ou précédent)». Mais Immanuel Wallerstein n’écarte point, sans l’instrumentaliser dans son traité, «l’irruption de nouveaux processus  ou de nouveaux vecteurs » (p. 75).  Ce qui risque de remettre en cause et son argumentaire et ses conclusions.

Outre la compétition pour l’hégémonie, fin observateur des temps présents, Immanuel Wallerstein remarque que « la période qui vient de se clore était un temps d’espérances, d’espérances sans doute le plus souvent déçues, mais il était tout de même possible d’espérer. Le temps qui vient sera un temps de turbulences et de luttes davantage nées du désespoir que de la confiance dans l’avenir » (p. 39). Ces prévisions à courts termes semblent plus à la portée de l’historien.

Khalifa Chater

(3 août 2005)



* Immanuel Wallerstein, L’histoire continue, France,  Editions de l’Aube, 1999 et 2005.

[1]  - Emmanuel Todd, Après l'empire - Essai sur la décomposition du système américain,
Gallimard, Paris, Gallimard, 2002).

[2] - Immanuel Wallerstein est, en effet, le Directeur du centre Fernand Braudel, à l’université de Birghampton.

[3]   - Voir Alain Touraine, Un nouveau paradigme, pour comprendre le monde d’aujourd’hui, Paris, Fayard, 2005.  

[4]  - « Mondialisation dans un monde unipolaire, donnée à l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, « Beit al-Hikma, Tunis, février 2003.

[5]  - Voir Arthur koester, le zéro et l’infini, Paris, Calmann-Levy, 1945, p. 35.

 

 

 

 

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